6 octobre 2015

Albert Londres dans la Russie des Soviets



29 mai 1920




— Alors, monsieur le commissaire, vous voulez, paraît-il, supprimer l’argent ?
— C’est notre pensée maîtresse, celle qui guide toutes nos actions dans l’ordre matériel. Ainsi, pour mon compte, je n’ai pas plus grande joie que de voir le rouble, chaque jour, dégringoler. Vous avez pu remarquer la fantaisie qui règne dans nos coupures : le billet de soixante roubles a l’aspect d’un timbre sans aucune importance, tandis que celui de vingt-cinq est plus cossu. Notre nouveau petit billet de mille a tout l’air de valoir cinquante kopecks. Ne croyez pas que cela soit hasard ou maladresse, c’est voulu. C’est pour que l’homme s’habitue à dédaigner ces signes extérieurs du méprisable capital individuel.
— Parfait ! L’argent est supprimé. Séduit par la Russie, je ne m’en vais plus, je demeure (cela je le suppose). J’ai besoin d’un chapeau, comment ferai-je, monsieur le commissaire aux Finances ?
— Vous ferez constater par le président du comité de votre maison que vous avez besoin d’un chapeau, vous viendrez, avec son certificat, à la maison commune des chapeaux, et vous recevrez un chapeau.
— Et si le président du comité de ma maison, parce qu’un jour par inadvertance, dans l’escalier, je lui ai balayé mes ordures sur la tête, prétend que mon chapeau, s’il paraît crasseux à moi, lui semble flambant neuf, à lui ?
M. le commissaire aux Finances a daigné sourire, non répondre. 
Albert Londres, Dans la Russie des Soviets, 
Excelsior 19 mai 1920



n°478

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