30 mars 2012

Dilemme schulzien



« Pour la publication des Boutiques de cannelle, l’éditeur ne lui paya même pas de droits d’auteur. Il ne lui restait plus qu’à rêver de gagner le gros lot à la loterie et de partir en vacances. La seule occasion de voyage qui se présenta réellement à Schulz fut la possibilité de passer trois semaines à Paris, en 1938. Mais il hésita longuement entre le voyage et l’achat d’un lit. Finalement, il opta pour Paris. »

Jerzy Ficowski, Les régions de la grande hérésie, Les éditions Noir sur Blanc, 2004.



Jerzy Ficowski, vers 1945 






26 mars 2012

Lettres de Drohobycz

Bruno Schulz écrit à Romana Halpern régulièrement à partir de 1936. Par bonheur, leur correspondance a été préservée.
« Chère Madame,  […]
Depuis ma dernière lettre les choses vont très mal pour moi ; il ne s’agit pas ici d’événements extérieurs, c’est ma situation intérieure qui s’est dégradée. Je suis dans l’abattement le plus complet. J’ai voulu me persuader que je n’étais ni peintre, ni écrivain, ni même un vrai professeur. Il m’a semblé que le monde s’était mépris sur mon compte, que tout cela n’avait été que feu de paille, qu’il n’y avait rien en moi. J’ai voulu cesser de créer et tenter de vivre comme un homme ordinaire ; mais cette vie m’a paru d’un tristesse effrayante. D’autre part, mon existence quotidienne dépend de la création artistique, ce sont les valeurs empruntées à l’art qui me permettent de compenser mes défaillances pédagogiques. Je me suis déjà imaginé perdant mon poste et réduit à la plus grande misère. En observant les fous, les mendiants en haillons qui errent dans nos villes, je me suis dit : peut-être finirais-je pas leur ressembler… […] »

En post-scriptum de cette lettre du 15 novembre 1936, Schulz ajoute : « Est-il vrai que vous aimez toujours Les Boutiques de cannelle ? Croyez-vous en la valeur de mon œuvre ? Transmettez mes amitiés à Witkacy. […] »

Romana Halpern par Witkiewicz (Witkacy)

Schulz avait rencontré Romana Halpern chez Stanisɫaw Ignacy Witkiewicz, à qui elle vouait une amitié passionnée. Il avait reconnu en l’auteur des Boutiques de canelle un artiste de toute première grandeur, alors que son œuvre restait confidentielle. Leur correspondance a été détruite à l’exception de la lettre du 12 avril 1934.
« Cher Monsieur,
Le jeudi saint j’ai envoyé à votre adresse personnelle un manuscrit accompagné de 14 illustrations et je ne sais toujours pas si vous l’avez reçu. Votre silence me trouble et m’inquiète. Je crains de vous avoir vexé par le ton de bouffonnerie fantastique que j’ai employé dans ma dernière missive — un ton qui imitait en quelque sorte celui de vos lettres. Peut-être s’agit-il d’un privilège que vous vous réservez ? Je serais inconsolable de vous avoir blessé pour cette raison. Ma fantaisie, ma forme, ma veine littéraire en quelque sorte, confinent comme les vôtres à une certaine aberrartion : ce style se caractérise par une tendance au persiflage, à la bouffonnerie, à l’auto-ironie. Qui, mieux que vous, pourrait me comprendre ! Non, je ne veux pas croire que c’est cela qui vous a fâché ! […] »

Un des projets de couverture pour Les Boutiques de cannelle, 1933


Dans sa chronologie en annexe de son ouvrage consacré à Bruno Schulz, Les Régions de la grande hérésie, Jerzy Ficowski écrit : « 1925 : Rencontre avec l’écrivain et peintre Stanisɫaw Ignacy Witkiewicz, en visite à Drohobycz. C’est dans l’appartement d’Emamnanuel Pilpel que celui-ci exécute un portrait pastel de Schulz — une compositions fantastique de la tête de Schulz fixée sur une queue de poisson. »
J’ai eu beau passer au peigne fin le catalogue Witkacy publié par le musée national de Varsovie en 1990, je n’ai pas trouvé ce pastel.


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Witkiewicz se suicida en 1939 quand l’Armée rouge envahit la Pologne suite au pacte germano-soviétique.
Romana Halpern, arrêtée par la Gestapo en 1944, a été fusillée juste avant la libération de Cracovie.
Bruno Schulz fut assassiné à Drohobycz en 1942 lors d’un règlement de compte entre deux SS dont il était l’enjeu.

23 mars 2012

Langue interdite


George Grosz, Simplicissimus, mai 1927 

« Pourquoi j’attendais autant de Grosz ? Que signifiait-il pour moi ? Depuis Francfort, donc déjà six ans, depuis que j’avais vu des livres de lui à la bibliothèque pour les jeunes, j’admirais ses dessins, je les transportais partout avec moi dans ma tête et six années de jeunesse sont un période déjà longue. Ses œuvres reflétaient mon état d’esprit […]. Je n’ai jamais imité George Grosz, le dessin m’a toujours été interdit. Certes, je cherchais et retrouvais ses personnages dans la réalité, mais je me sentais toujours comme un étranger face à une autre moyen de communication. Son art était pour moi inaccessible : il parlait une autre langue que je comprenais sans doute, mais qu’il m’était malgré tout interdit d’apprendre pour en faire un usage personnel. Cela signifiait qu’il ne serait jamais pour moi un modèle ; il resta certes l’objet de ma plus grande admiration, mais il ne fut jamais un modèle. »

Elias Canetti, Histoire d’une vie — Le Flambeau dans l’oreille  



21 mars 2012

Portrait d’Isaac par Elias

Elias Canetti rencontre Isaac Babel à Berlin en 1928. Il a lu ses Contes d’Odessa, plus que Cavalerie rouge, déjà traduits en allemand, écrit-il dans Histoire d’une vie. Il n’a que vingt-trois ans et n’a pas encore publié. Pour le natif de Varna (en Bulgarie), Odessa, tant chanté dans sa famille, sur leur commune mer Noire est, avec Vienne, un de ses points cardinaux, la rêvant même qu’elle migrât à l’embouchure du Danube.

Faute de Canetti dans les rues de Berlin, le voici à Vienne dans ces années-là en compagnie de Veza Taubner Calderon, sa future femme. 

« Izaak Babel occupe une grande place dans le souvenir de ces jours passés à Berlin. Le temps passé avec lui ne dut pas être très long, mais j’ai l’impression de l’avoir vu pendant des semaines, tous les jours, des heures et des heures sans d’ailleurs que l’on parlât beaucoup. Il me plut beaucoup. Il me plut tellement que les innombrables personnses rencontrées alors, qu’il a pris une place immense dans mon souvenir et que je voudrais lui dédier chacune de ces quatre-vingt-dix journées berlinoises. […]
C’était un petit homme trapu, avec une tête très ronde où la première chose qui frappait était l’épaisseur de ses lunettes. C’était peut-être pour cette raison que ses yeux, toujours grands ouverts, donnaient l’impression d’être particulièrement ronds et écarquillés. Il était à peine entré dans une pièce que l’on se sentait regardé et, afin de récompenser tant d’attention, on se disait qu’il était large et puissant, pas du tout frêle, ce qui aurait plutôt répondu à l’effet produit par ces lunettes. »


Karl Arnold, Simplicissimus, 1926 

Auto-da-fé, le seul roman de Canetti, en allemand Die Blendung (littéralement « l’éblouissement »), fut d’abord titré La Tour de Babel lors de sa première traduction en français en 1949, comme The Tower of Babel en anglais.


18 mars 2012

Du côté de Panaït Istrati





Depuis les prémices de Trente, j’espère croiser Panaït Istrati le Roumain autodidacte qui écrivait des romans balkaniques en français, violents et généreux, que j’ai tant lus dans les années quatre-vingt. La proximité avec Babel m’y conduit. Pourtant il ne semble pas s’être rencontrés. Pourtant ils ne se sont sûrement pas évités, l’un comme l’autre dans la mouvance de Gorki, bien que Panaït Istrati fût à Moscou pour les festivités du dixième anniversaire de la révolution d’Octobre, où débuta l’amitié avec Nikos Kazantzakis, alors que Babel séjournait en France. Parmi les cent métiers qu’il exerça peu ou prou, il fut photographe ambulant sur la promenade des Anglais, et plus durablement peintre en bâtiment.


Avec Nikos Kazantzakis

Quand Istrati débarque à Odessa en mars 1928 après un crochet par la Grèce d’où il est expulsé, Babel ne s’est pas encore résolu à quitter la France.
C’est Boris Souvarine, en les associant dans ses souvenirs, qui les relie.


Panaït Istrati est cloué au pilori après son retour d’URSS en 1929, après qu’il a écrit Vers l’autre flamme où il ne cache rien de ce qu’il a vu, l’effondrement d’une espérance, alors qu’il était parti pour y rester, avec Kazantzakis, horrifié par la situation « terroriste » grecque. 
« Ce fut seulement pendant les trois derniers mois de mon séjour … que le charme se rompit, que le voile tomba brusquement et que la situation réelle, absolument évidente pour tout homme de bonne foi, s’imposa à moi dans toute sa cruauté. »
L’écrivain « révolutionnaire et prolétarien » fut accusé alors d’être le suppôt des Croix fléchées, les fascistes roumains, entre autres forfaitures, par un aréopage accusateur dont se dégage la figure d’Henri Barbusse en procureur calomniateur — lui-même en difficulté, sa revue Monde étant soupçonnée de trotskysme, il avait à se faire pardonner —, alors que Gorki se taisait, et que son cher ami Romain Rolland, son mentor, à qui il avait écrit « Ami, j’ai cassé la vaisselle », sans l’accabler publiquement (il se désolidarise dans son Journal de cette exécution publique), reste indéfectiblement aligné sur Moscou pour ne pas donner de grain à moudre aux ennemis du peuple, sera à jamais convaincu qu’Istrati avait commis de « graves erreurs de conduite politique, qui lui ont fait tort à la fin de sa vie, et que j’ai déploré dans les dernières lettres que je lui ai écrites ». 



Panaït Istrati meurt en 1935, à 51 ans, des suites d’une tuberculose.
L’Humanité écrit qu’il est mort « dans la peau d’un fasciste ».










15 mars 2012

Au 100



Anne Gorouben écrit en ouverture de 100, boulevard du Montparnasse : « Tout ce que j’essaie d’ébaucher ici n’est pas exact. C’est au mieux une construction chaotique et sans comparaison, sans discussion paisible possible. Le passé est arraché au noir, au silence, à la douleur et au désir de propriété exclusive. 
À notre génération, l’Histoire a semblé inaccessible. Nous butions constamment sur l’enfance de nos parents, qui n’avait pas été heureuse. Ils voulaient nous offrir tout ce dont nous ils avaient été privés. »

S’ensuit un livre où alternent textes et dessins, en vis-à-vis, en dialogue :
« Au crayon, la gamme des gris s’étend du blanc au noir absolu. Certaines parties de mes dessins sont dans l’ombre ; d’autres restent claires, comme frôlées par la mine de plomb. 
C’est un mouvement du dessin lui-même ; c’est ma main qui pense et choisit d’inscrire dans l’espace de la feuille de papier la lumière et l’ombre. Cette suite de dessins est comme un lent apprivoisement de la peur, une sorte de combat dans des ténèbres qui ne sont pas ma vie, mais ce que je ressens en profondeur, déposé en moi par tant de paroles et de récits mêlés sur l’histoire de ma famille, et que j’ai comme absorbé, avec sa violence sourde. »

Son grand-père était né en 1902 à Odessa.
En 1927, après son mariage, il s’installa au 100, boulevard du Montparnasse, tout contre La Coupole qu’Isaac Babel, bien que impécunieux, devait fréquenter quand il s’y laissait complaisamment entraîné.

14 mars 2012

Babel à Paris

Le 4 octobre 1927, Isaac Babel écrit de Paris à Anna Slomin : « Ma vie est extrêmement simple : j’écris, je ne peux pas “m’incruster” dans un café pour plus de trois francs, je n’ai pas d’argent, je n’ai pas de quoi faire la fête, je me promène à pied dans les rues de Paris et je regarde autour de moi. Je néglige mes vieilles connaissances et n’en cherche pas de nouvelles. »
Puis, le 27 décembre : « En un certain sens, leur Montparnasse est véritablement grandiose. C’est une bourse hallucinante, une école, un temple, un asile de nuit et une académie de peinture et de sculpture. D’après le dernier recensement, il y a quatre cent mille peintres et sculpteurs à Paris, ils viennent de Chine, du Transvaal, du Costa-Rica, pour chercher la gloire, la science et les midinettes… »
Lors de son deuxième voyage à Paris, en 1932, Babel rencontra le peintre Youri Annenkov qui avait émigré en 1924, chez qui beaucoup d’écrivains et d’artistes russes se retrouvaient, et cela, comme Souvarine l’écrit, grâce aussi à la « douce hospitalité de Valentina Ivanovna (Tina, pour les familiers) ».




Curieusement, ce portrait est daté de 1925.

post-scriptum du 20 mars : la solution à cette énigme spatio-temporelle serait-elle seulement que Annenkov ait travaillé d’après photo ?
Quoi qu’il en soit, au vu des photographies ci-dessous, le dessin n’est pas très convaincant. Y aurait-il eu une séance de rattrapage lors de leur rencontre parisienne ? 




12 mars 2012

La bible de Babel




« Le lundi 15 mai 1939, à cinq heures du matin », écrit Antoine Jaccottet, l’éditeur des Œuvres complètes d’Isaac Babel publiées à ses éditions du Bruit du temps, « des hommes du NKVD se présentent à l’appartement moscovite d’Isaac Babel, que la Pravda avait qualifié quinze ans auparavant d’“étoile montante de notre littérature”. Il se trouve ce jour-là dans sa datcha de Peredelko. Après avoir confisqué tous les manuscrits et lettres qu’ils ont trouvés, ils se rendent avec sa femme Antonina Pirojkova à Peredelkino et, ayant pris là aussi tous les manuscrits, ils arrêtent Babel et le conduisent à la prison de la Loubianka. D’après le témoignage de sa femme, il aurait dit alors qu’on l’emmenait : « Ils ne m’ont même pas laissé finir… » ce qui fait dire un peu plus loin à l’éditeur que « ce volume aurait pu, aussi bien, s’intituler Œuvre incomplète ».


 Sa femme Antonina Pirojkova est morte à 101 ans, en septembre 2010.


10 mars 2012

Or et azur



Alfons Schepers a gagné trois fois Liège-Bastogne-Liège, la très wallonne « Doyenne », en 1929, 1931 et 1935, une fois De Ronde, le Tour des Flandres, le 2 avril 1933, triomphe après lequel court tout flahute bien né, préfiguré deux semaines plus tôt, le 14 mars, par le bonheur d’avoir gagné, sous les couleurs rouge et blanc de La Française-Dunlop pour laquelle il a couru quatre saisons, la première édition de Paris-Nice aujourd’hui reconnue comme « la course au soleil », baptisée cette année-là Les Six jours de la route à l’image des populaires épreuves hivernales sur piste couverte, en remportant à Dijon la première étape de 312 kiomètres, en 8 heures 48 minutes et 50 secondes, soit à la formidable moyenne de 35,398 kilomètres par heure, y troquant son maillot rouge et blanc pour enfiler celui azur et or qu’il ne lâchera plus jusqu’à l’or et l’azur de la Promenade des Anglais en dépit des assauts de ses compatriotes Jean Aerts, Louis Hardiquest et Bernard Van Rysselberghe, ou des Français Fernand Cornez et Benoît Fauré, et pour finir de l’Italien Francesco Camusso ragaillardi par l’air du pays tout proche et soucieux d’honorer Garibaldi.

Mes arrière-grands-parents Schnerb, Maurice et Florine — ou Maurice, y allant seul applaudir les Belges, malgré son ardent patriotisme, en pensant à ses cousins partis pour Anvers, voire les Italiens en hommage à son père Lazare qui défendit Dijon avec la légion garibaldienne en 1871 —, ont-ils laissé leur magasin rue de la Liberté pour assister à l’arrivée des champions, bien que je doute fort que ce sport fût leur genre, celui de Florine en tout cas, sauf à imaginer qu’ils aient participé à la fête en offrant une prime à l’arrivée pour faire un peu de réclame à leur commerce de chaussures.


(voir la page du 10 octobre) : http://plusoumoinstrente.blogspot.fr/2011/11/au-bon-accueil.html

8 mars 2012

Jacques-Marc



Outre la mention de sa déportation à Auschwitz, Jacques-Marc Schnerb figure sur l’internet pour avoir soutenu sa thèse Le risque administratif : une « jurisprudence déquité » du Conseil d’État ; contribution à létude des principes qui gouvernent la responsabilité de la puissance publique, à la faculté de Droit de Strasbourg, qui fut publiée en 1946 par l’Imprimerie générale Jean de Bussac à Clermont-Ferrand, avec une préface de Charles Eisenmann (1903-1980), professeur de Droit, très certainement son directeur de thèse. Ironie de l’histoire, ce même Conseil d’État allait devenir un rouage essentiel du régime de Vichy.
En novembre 1939, l’université de Strasbourg se replia à Clermont-Ferrand, ville du cousin germain de son père Amédée, mon grand-père Robert. C’est sans aucun doute là que Jacques-Marc soutint effectivement sa thèse.
Jacques-Marc était né le 10 septembre 1920 à Saint-Étienne. 




En 1978, puisque j’allai à Paris, ma mère me demanda d’y trouver Le Mémorial de la Déportation des Juifs de France qui venait de paraître et dont Le Monde faisait grand cas. Je me rendis boulevard de Strasbourg (ou de Sébastopol), au siège de l’association fondée par Serge Klarsfeld, à l’origine de cette monumentale entreprise, et rapportai à la maison cet imposant volume dactylographié. 

6 mars 2012

La famille de Saint-Étienne




Sur la photo, de gauche à droite alignés avec humour (le photographe — serait-ce Jacques, le frère de Léopold ? — savait de toute évidence ce qu’il comptait obtenir) : Léopold Schnerb, son épouse Berthe (née Dreyfus), Amédée Schnerb, Jacques-Marc Schnerb, Andrée Schnerb (née Émerique), Jacques-Marc étant assis entre ses parents. Elle doit dater de 1932 environ.

La « cousine Andrée » faisait partie de la conversation familiale. Nous ne savions pas exactement en quel honneur elle était une cousine. La cousine de notre grand-père Robert, si nous écoutions bien notre mère. Les grands-pères auraient donc aussi des cousins et des cousines. En l’occurence, une cousine par mariage avec son cousin Amédée. Dans le même mystère, il y avait aussi la « cousine Carmen ».
J’ai vu la cousine Andrée une fois, j’avais dix ans, lors de l’escale de Saint-Étienne qui venait après celles de Clermont-Ferrand et de Thiers, ma grand-mère m’ayant engagé comme compagnon de voyage pour rentrer chez elle dans le midi, par anticipation sur les vacances d’été car mon entrée en sixième était déjà dans la poche. Ma collection de Lucky Luke, de Pieds Nickelés et de Bibi Fricotin en a beaucoup profité. Quand je dépouillais les kiosques de gare, ma grand-mère m’encourageait, pas le genre à mégoter.
Nous sommes arrivés en voiture, convoyés par nos hôtes de Thiers, je crois. En 203 peut-être bien, ou alors une 403. Je me rappelle la pénombre, les gros et vénérables fauteuils en cuir, un vague ennui et les tramways sillonnant la ville, les rails, les câbles — mais, la cousine Andrée, je ne la vois pas.
Émerique, c’était le nom de ces gens qui vendaient des beaux vêtements à Épernay, pas très loin de chez nous, où nous allions une fois par an pour renouveler notre garde-robe. Du vrai chic assurément. Il nous semblait bien que notre mère avait un lien avec ces Émerique, mais lequel ? Je me souviens surtout d’un très beau manteau trois-quarts bleu marine, rouge écarlate au revers, à l’épais tissu feutré, qu’une fermeture Éclair à boucle finissait d’embellir et de lui donner une dimension amusante. Mon frère et moi avions dû revenir d’Épernay particulièrement fiers, dans l’espoir d’un hiver précoce. Ces manteaux furent-ils des exceptions ? Les souvenirs de ma sœur aînée sont moins idylliques, souvent nous ne voulions plus porter ces belles affaires, le regret de s’être laissé faire succédant vite à un consensus poli.

Léopold et son épouse Berthe sont morts gazés le 23 novembre 1943 à Auschwitz, comme Jacques son frère, et leur petit-fils Jacques-Marc (parti de Drancy dans le même convoi), le 21 janvier 1944.
Amédée est mort en 1940 sur le front.
Juste après la guerre, la cousine Andrée adopta Rosa Josefowicz dont les parents, Juifs polonais, et sa jeune sœur, étaient morts à Auschwitz.

Merci à Myriam, petite-nièce de la cousine Andrée.



Jacques-Marc Schnerb le jour de sa bar-mitsvah


ajouté le 1er avril 2020

4 mars 2012

Les temps changent



La collaboration de Pascin au Simplicissimus date de ses tout débuts, à partir 1905, il a vingt ans, il y est publié assez régulièrement pendant six ou sept ans. Après un bref passage par Munich, il vit déjà à Paris. Le Simplicissimus paie bien et Pascin est prodigue.
Mais dans les années vingt le magazine de Th. Th. Heine continua de loin en loin de le publier, quelquefois des dessins anciens inédits mais aussi quelques nouveautés.


  1926

1927


« Inlassablement, ta main noircissait des feuilles par centaines, mais tu t’en souciais comme d’une guigne. Tu en semais un peu partout — sur les tables et les chaises de ton atelier, boulevard Montparnasse, comme autant de sédiments, couvertes de poussières et laissées à l’abandon — tel l’oiseau qui perd ses plumes. Je te revois encore, en 1913, au vieux Café du Dôme, faisant sur des bouts de papier journal de petits dessins que tu coloriaus en rouge  avec une lunette humectée, avant d’en noircir le verso. C’étaient de jolis petits dessins obscènes, et tu étais tellement doué pour cela, qu’à ta table, nous en restions béats d’admiration — un vrai maître ! » 
Dans ses mémoires Un petit oui et un grand non, George Grosz se souvient de Pascin qu’il revoit en 1924 à Paris au Jockey où, écrit-il, « l’orchestre est un équipage naufragé. C’est là que je revois Pascin… […] Un petit homme vêtu de noir, le melon de travers sur la tête, tient la batterie ; on dirait qu’il fait seulement semblant de jouer. Il balance les bras, comme une marionnette désarticulée sous l’effet de l’alcool […] Il se noyait dans l’alcool, s’oubliait, — mais savait-il que des ombres noires commençaient déjà à se déployer sur le monde ? Cette danse ne ressemblait-elle pas à une danse macabre, celle d’un monde de papillons  Tous les jolis papillons multicolores, les gros sphinx tête-de mort et les papillons citrins — tous voletaient encore une fois comme des moustiques autour de lumières qui illuminaient pour la dernière fois le quartier de Montparnasse. » 



Dessin de Rudolf Großmann dans le Simplicissimus, après le suicide de Pascin, en 1930.

2 mars 2012

Paris Montparnasse-Londres



Pascin peint son confrère Jean Oberlé en 1925.

Dessin de Jean Oberlé, Le Jockey. En bas, portant melon, en tête à tête avec une grande blonde, le prince de Montparnasse  : Jules Pascin.

Il a vingt-cinq ans, c’est l’année où il illustre Lewis et Irène, de Paul Morand, pour les éditions Émile-Paul frères.




Quinze ans  plus tard, sur la BBC, Oberlé inventera la ritournelle « Radio Paris ment, Radio Paris ment, Radio Paris est allemand » que Pierre Dac chanta sans faiblir sur l’air de la Cucaracha.