26 mars 2012

Lettres de Drohobycz

Bruno Schulz écrit à Romana Halpern régulièrement à partir de 1936. Par bonheur, leur correspondance a été préservée.
« Chère Madame,  […]
Depuis ma dernière lettre les choses vont très mal pour moi ; il ne s’agit pas ici d’événements extérieurs, c’est ma situation intérieure qui s’est dégradée. Je suis dans l’abattement le plus complet. J’ai voulu me persuader que je n’étais ni peintre, ni écrivain, ni même un vrai professeur. Il m’a semblé que le monde s’était mépris sur mon compte, que tout cela n’avait été que feu de paille, qu’il n’y avait rien en moi. J’ai voulu cesser de créer et tenter de vivre comme un homme ordinaire ; mais cette vie m’a paru d’un tristesse effrayante. D’autre part, mon existence quotidienne dépend de la création artistique, ce sont les valeurs empruntées à l’art qui me permettent de compenser mes défaillances pédagogiques. Je me suis déjà imaginé perdant mon poste et réduit à la plus grande misère. En observant les fous, les mendiants en haillons qui errent dans nos villes, je me suis dit : peut-être finirais-je pas leur ressembler… […] »

En post-scriptum de cette lettre du 15 novembre 1936, Schulz ajoute : « Est-il vrai que vous aimez toujours Les Boutiques de cannelle ? Croyez-vous en la valeur de mon œuvre ? Transmettez mes amitiés à Witkacy. […] »

Romana Halpern par Witkiewicz (Witkacy)

Schulz avait rencontré Romana Halpern chez Stanisɫaw Ignacy Witkiewicz, à qui elle vouait une amitié passionnée. Il avait reconnu en l’auteur des Boutiques de canelle un artiste de toute première grandeur, alors que son œuvre restait confidentielle. Leur correspondance a été détruite à l’exception de la lettre du 12 avril 1934.
« Cher Monsieur,
Le jeudi saint j’ai envoyé à votre adresse personnelle un manuscrit accompagné de 14 illustrations et je ne sais toujours pas si vous l’avez reçu. Votre silence me trouble et m’inquiète. Je crains de vous avoir vexé par le ton de bouffonnerie fantastique que j’ai employé dans ma dernière missive — un ton qui imitait en quelque sorte celui de vos lettres. Peut-être s’agit-il d’un privilège que vous vous réservez ? Je serais inconsolable de vous avoir blessé pour cette raison. Ma fantaisie, ma forme, ma veine littéraire en quelque sorte, confinent comme les vôtres à une certaine aberrartion : ce style se caractérise par une tendance au persiflage, à la bouffonnerie, à l’auto-ironie. Qui, mieux que vous, pourrait me comprendre ! Non, je ne veux pas croire que c’est cela qui vous a fâché ! […] »

Un des projets de couverture pour Les Boutiques de cannelle, 1933


Dans sa chronologie en annexe de son ouvrage consacré à Bruno Schulz, Les Régions de la grande hérésie, Jerzy Ficowski écrit : « 1925 : Rencontre avec l’écrivain et peintre Stanisɫaw Ignacy Witkiewicz, en visite à Drohobycz. C’est dans l’appartement d’Emamnanuel Pilpel que celui-ci exécute un portrait pastel de Schulz — une compositions fantastique de la tête de Schulz fixée sur une queue de poisson. »
J’ai eu beau passer au peigne fin le catalogue Witkacy publié par le musée national de Varsovie en 1990, je n’ai pas trouvé ce pastel.


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Witkiewicz se suicida en 1939 quand l’Armée rouge envahit la Pologne suite au pacte germano-soviétique.
Romana Halpern, arrêtée par la Gestapo en 1944, a été fusillée juste avant la libération de Cracovie.
Bruno Schulz fut assassiné à Drohobycz en 1942 lors d’un règlement de compte entre deux SS dont il était l’enjeu.

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