9 septembre 2011

Slapstick faulknérien



« “C’est bon, Jim, qu’il dit au nègre, aide-moi à monter.” Alors le nègre il a aidé Ab à monter sur le cheval, mais le nègre, il a pas eu le temps de sauter en arrière, comme Stamper, parce que dès que le cheval a senti le poids, ç’a été comme si Ab on lui avait mis un fil électrique dans son pantalon. Le cheval a tourné sur lui-même, il avait l’air tout rond, comme le ballon, sans tête, sans queue, comme une pomme de terre irlandaise. Il a flanqué Ab par terre, Ab s’est relevé, il est retourné vers le cheval et Stamper a dit : “Aide-le à monter, Jim”, et le nègre a aidé Ab encore un coup, et le cheval l’a refichu par terre et Ab s’est relevé, toujours avec la même tête, il est retourné près du cheval, il a repris la bride, mais Stamper l’a arrêté. On aurait vraiment dit que Ab voulait que le cheval le flanque par terre, de toute sa force ; comme si la capacité de ses os et de sa chair à résister à la dureté du sol c’était tout ce qui lui restait pour se payer un animal qu’avait encore assez de vie pour nous ramener à la maison. “Vous voulez vous tuer ? lui demande Stamper. »

« “Fous le camp d’ici, Wall, nom de Dieu !”, rugit Eck. Il se jeta à terre en se couvrant la tête avec les bras. Le petit garçon ne bougea pas et pour la troisième fois le cheval prit son essor au-dessus de lui sans le toucher, au-dessus des yeux grands ouverts et de la tête maintenant bien droite, et atteignit la galerie sur le devant au moment même où Ratliff, tenant toujours sa chaussette, apparaissait à un angle de la maison et gravissait les marches. Le cheval tourna sans ralentir ni s’arrêter. Il galopa jusqu’au bout de la galerie, sauta par-dessus la ballustrade, et prit son essor comme un elfe, aérien dans un clair de lune. Toujours galopant, il atterrit dans l’enclos, le traversa, passa au galop la barrière disloquée et se retrouva parmi les charrettes, toutes renversées sauf celle toujours intacte où se trouvait toujours la femme d’Henry et, dévalant l’allée, continut sa course jusqu’à la route.
Quatre cents mètres plus loin, la route faisait une entaille pâle et lunaire entre les ombres lunaires des arbres qui la bordaient, et le poney, galopant toujours, projetait l’ombre de son galop dans la poussière, puis la route descendait vers le ruisseau et le pont. C’était un pont de bois, tout juste assez large pour un seul véhicule. Lorsque le poney l’atteignit, le pont était occupé par une charrette venant de la direction opposée et tirée par deux multes qui, bien qu’à l’ouvrage, avaient déjà cédé à l’effet soporifique du mouvement. Sur la banquette avant se trouvaient Tull et sa femme et, à l’arrière, assises sur des sièges de lattes, leur quatre filles ; ils rentraient bien tard d’une journée passée dans la famille de Mrs. Tull. Le poney ne s’arrêta pas, ne fit pas un écart. Il y eut sur le pont de bois un seul fracas, le poney se précipita entre les deux mulets qui se réveillèrent et, tirant sur les traits, se jetèrent dans des directions opposées ; le poney, lui, semblait vouloir se frayer un passage sur le timon, pareil à un écureuil affolé, et, comme s’il voulait grimper à l’intérieur de la charrette, il s’efforçait d’atteindre le hayon avant avec ses antérieurs tandis que Tull vociférait et lui fouettait la tête. Les mulets essayaient maintenant de faire tourner la charrette au milieu du pont. Elle vira et faillit basculer, la rambarde craqua avec un claquement sec plus fort que les hurlements des femmes ; le poney parvint enfin à grimper sur le dos d’un des mulets et Tull debout dans la charrette lui donna un coup de pied à la tête. Alors la charrette se souleva par le devant, envoyant Tull, avec les rênes enroulées plusieurs fois autour de son poignet, sur la plate-forme de la charrette au milieu des sièges renversés, des bas et des dessous ainsi exhibés de ses femmes. Le poney se libéra et, dans un bruit de tonnerre, retomba sur le plancher du pont, toujours au galop. La charrette vacilla de nouveau ; les mulets avaient fini par la faire tourner sur le pont où il n’y avait pas la place pour tourner et maintenant, ils essayaient de se libérer de leurs traits en lançant des ruades. Quand ils y réussirent, ils entraînèrent Tull hors de la charrette. Il tomba la tête la première sur le pont, et fut traîné sur quelques mètres avant que se rompent les rênes enroulées autour de son poignet. Au loin, sur la route, distançant les mulets devenus frénétiques, le corps inanimé de Tull, poussaient des hurlements, Eck et son petit garçon arrivèrent en trottant, Eck tenant toujours la corde. Il était hors d’haleine. “ Par où qu’il est allé ? ” demanda-t-il. »

Les Snopes, Le Hameau, William Faulkner, 1932 (traduction René Hilleret)


« — Bon Dieu ! Où qu’elle est cette corde ? beugla Snopes.
— Dans la cave, bon Dieu !” beugla la vieille Het. Mais elle n’attendit pas non plus. “Passez par l’autre côté et arrêtez-le !” dit-elle. Et elle raconta qu’au moment où elle et Mrs. Hait tournaient ce coin-là de la maison, le mulet était là avec sa longe qui lui fouettait la tête et encore une fois on aurait dit qu’il flottait légèrment sur la nuée de poulets devant laquelle il s’était retrouvé, vu que les poulets ayant pu repasser sous la maison ils avaient suivi la corde de l’arc que le mulet, lui, avait dû décrire. Quand ils tournèrent le coin suivant, ils se retrouvèrent dans le jardin.
“Bon Dieu ! beugla Het. Le v’là qui va monter la vache !” Elle raconta que c’était un vrai tableau : la vache qui était sortie de l’étable se tenait au milieu du jardin ; le mulet et elle s’affrontaient à présent à un mètre de distance, immobiles, tête baissée, jarrets tendus, pareils à deux serre-livres dépareillés, et Snopes moitié dans la cave moitié à la porte qui était ouverte, et le seau de braises brûlantes toujours sur le seuil de la cave où Snopes était sans doute allé chercher la corde ; par la suite la vieille Het déclara qu’elle avait pensé sur le moment que la porte ouverte d’une cave ça n’était pas un très bon endroit pour poser un seau de braises brûlantes, et peut-être bien qu’elle avait pensé ça. je vuex dire que si elle n’avait pas dit qu’elle avait pesné à ça, il y aurait eu quelqu’un d’autre pour le dire, parce qu’il se trouve toujours des gens qui profitent du recul pour dire qu’ils avaient raison à l’avance. Mais remarquez que si les choses s’étaient déroulées aussi vite qu’elle le prétendait, je vois mal comment quiconque aurait eu le temps de penser grand-chose.
Parce que les bêtes et gens avaient repris leur sarabande ; au moment où ils tournaient le coin suivant de la maison, cette fois c’était I.O. qui était en tête, la corde en main (il l’avait trouvée), suivi de la vache dont la queue raide et relevée penchaient légèrement comme la hampe d’un drapeau à la poupe d’une barque, puis venait le mulet, Mrs. Hait et la vieille Het fermant la marche, et la vieille Het répéta qu’elle avait vu le seau de braises brûlantes toujours posé sur le seuil de la cave qui était ouverte à ce moment-là, et où l’on apercevait un tas de vieilleries qui sentaient le veuvage de Mrs. Hait — cageots vides pour allumer le feu, vieux papiers, meubles cassés — et qu’elle avait pensé de nouveau que l’endroit était plutôt mal choisi pour y poser le seau.
Puis le coin suivant. Snopes, la vache et le mulet disparaissaient tous les trois au milieu du nuage des poulets en panique qui étaient repassés sous la maison juste à temps. Seulement quand elles arrivèrent dans la courette il ne s’y trouvait plus que Snopes. Il gisait là à plat ventre, le pan de sa veste rabattu sur la tête par l’élan de sa chute, et la vieille Het assura qu’on voyait dans le dos de sa chemise blanche l’empreinte du pied fourchu de la vache et du sabot du mulet. »

Les Snopes, La Ville, William Faulkner, 1957 (traduction Jules Bréant)


Les deux dessins sont extraits de l'album L'Anthologie A. B. Frost, paru aux éditons de l'An 2 en 2003.

1 commentaire:

  1. Thierry Smolderen9 septembre 2011 à 15:05

    Magnifique rapprochement, Dominique ! Il est tout à fait possible que le lien soit direct : AB Frost publiait ses "comics" dans les pages de divertissements des meilleurs mensuels littéraires de la fin du 19e siècle ("Harper's New Monthly", "Scribner's") -- que Faulkner connaissait forcément.
    Mais au-delà de cette éventuelle filiation directe, ce qui me frappe, c'est que ces superbes exemples littéraires de "réactions en chaîne" sur le mode du slapstick remontent bien plus loin dans le passé de la littérature et de la bande dessinée ; en particulier ils renvoient aux romans pseudo-picaresques de Tobias Smollett (le moins connu des quatre grands précurseurs du "novel" anglais au siècle des Lumières avec Defoe, Fielding et Sterne).
    Les écrits théoriques de Töpffer suggèrent le sens qu'il faut donner aux séquences de slapstick violentes si fréquentes dans ses propres histoires en images -- et si typiques du style de Smollett : les épisodes qui relèvent de ce genre dénoncent une forme de stupidité très représentative de la modernité pour certains esprits critiques contemporains de la révolution industrielle (Bergson, quand il s'intéresse au Rire, s'inscrit tout à fait dans cette famille de pensée.)
    On peut y lire une allégorie négative du Progrès et de la mécanisation de la pensée et des comportements qui l'accompagnent : ce type de slapstick se moque d' une pensée qui se développe à la manière d'une action "aveugle" à travers une chaîne de causes et d'effets purement mécaniques, en vision tunnel et sans aucune perception de la situation d'ensemble. (Une autre métaphore du Progrès, volontiers utilisée par Tôpffer, est celle de l'épidémie).
    N'en déplaise à beaucoup de théoriciens (Scott McCloud en particulier), l'œuvre que nous percevons comme l'incarnation la plus radicale de l'"art séquentiel" au 19e siècle -- les albums de Töpffer--, est une machine de guerre parodique dirigée CONTRE la pensée séquentielle elle-même ! Le dispositif du strip (inventé par Tôpffer), et la plupart des actions représentées dans ses albums, visaient à matérialiser cette "syntaxe en tunnel" caractéristique de certaines descriptions de Smollett-- et dont tu donnes ici de magnifiques échantillons puisés dans l'œuvre de Faulkner .
    En réalité, l'histoire de la bande dessinée (celle qui mène à la forme du 20e siècle) est indissociable d'un radicalisme formel directement lié à sa fonction initiale de critique parodique -- là encore, n'en déplaise à Scott McCloud qui n'y voit qu'une forme vide qui peut s'adapter à tous les contenus ; c'est peut-être vrai aujourd'hui, mais il est bon de se souvenir qu'historiquement, si le dispositif töpfferien visait à schématiser la "vision tunnel" sous sa forme la plus radicale, c'était --évidemment-- pour s'en moquer.

    Thierry Smolderen

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