23 avril 2012

Faux ami


« […] Campos nous surprend et nous désoriente parce que, entre tous les hétéronymes, il fut celui qui noua le plus solidement son existence fictive à l’existence réelle de son auteur, au point de s’y superposer parfois, dans un réseau serré de renvois, de rapports, de substitutions, d’échanges de rôles. Ainsi avons-nous appris récemment, grâce à la correspondance privée de Pessoa, que Campos avait eu l’aplomb de s’immiscer dans la relation entre Fernando et Ophélia Queiroz : et que s’il ne fut pas la cause de la rupture de leurs fiançailles, il en fut du moins l’instrument : après une série de “troubles”, c’est lui qui se chargea d’écrire à Ophelia pour la convaincre, sur un ton badin, de ne plus penser à Fernando. […] Ophelia Queiroz ; sensible et intelligente, avait d’ailleurs perçu d’emblée en Campos une présence ennemie et elle lui avait ouvertement manifesté son antipathie : “Quand tu m’écris, fais en sorte que ton ami Alvaro Campos ne soit pas à tes côtés, compris ? Écoute, envoie-le en Inde…” » rapporte Antonio Tabucchi dans Une malle pleine de gens.

Fernando Pessoa et (probablement) Álvaro de Campos, par D. Sanho, 1931

En effet, le 25 septembre 1929, Álvaro de Campos écrivait à Ophélia : « Mademoiselle, 
Un abject, un misérable individu du nom de Fernando Pessoa, un ami très cher, m’a chargé  — considérant que son état mental lui interdisait de communiquer quoi que ce soit, même à un petit pois sec (bel exemple d’obéissance et de discipline) — de vous communiquer qu’il vous est défendu de :
1/ perdre du poids,
2/ manger peu,
3/ ne pas dormir,
4/ avoir de la fièvre,
5/ penser à l’individu en question. 
Pour ma part, et parce que je suis un ami intime et sincère du voyou dont je transmets (à regret) la communication, je vous conseille de prendre l’image mentale que vous avez pu vous faire de l’individu dont le message salit ce papier d’une relative blancheur, et de jeter cette image mentale à la poubelle, puisqu’il est matériellement impossible d’en faire autant à cet être d’apprence humaine, Destin qui lui conviendrait, en bonne justice, qu’il y avait une justice au monde. »


p. s. (2 mai 2012) : Au moment d’émettre une hypothèse sur l’identité du « double » de Pessoa représenté par David Sanho, je n’avais pas encore lu la lettre de Pessoa à son ami Adolfo Casais Monteiro publiée par Tabucchi, où il décrit physiquement ses hétéronymes.
« Álvaro Campos est grand (1,75 m, soit deux centimètres de plus que moi), maigre, et a tendance à se tenir un peu voûté. Aucun ne porte la barbe — Caeiro, pour sa part a les cheveux d’un blond pâce et les yeux bleus ; Reis a les cheveux d’un brun terne et mat ; Campos a la peau plutôt claire, et un type rappelant vaguement celui du Juif portugais*, mais les cheveux plats et séparés habituellement par une raie sur le côté ; monocle… »
* Comme Pessoa lui-même. (N. d. T. : Françoise Laye)

Mis à part le monocle qu’il ne portait peut-être pas dans toutes les circonstances, pas « habituellement » (ou que Sanho a oublié, volontairement ou non), tout coïncide, et comme aucune autre description ne correspond aussi fidèlement, l’identification est maintenant certaine (cependant je laisse le « probablement » dorigine dans la légende du dessin).  



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