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Siegfried Kracauer, à Berlin pour le Frankfurter Zeitung, 1930 |
« Chacun sera placé dans le poste qu’il est le mieux apte à occuper en fonction de ses capacités, de ses connaissances, de ses qualités psychiques, bref en fonction des caractéristiques particulières de sa personnalité tout entière. La bonne personne à la bonne place ! »
Ces formules sont empruntées à une circulaire administrative de la société en commandite O. à la fin de l’année 1927, et visent à préparer le personnel salarié aux tests d’aptitude concoctés à leur intention. La personnalité tout entière, la bonne personne et la bonne place : ces termes empruntés au registre d’une philosophie idéaliste surannée pourraient faire croire que ces tests, entre-temps mis en œuvre, avaient pour but une véritable sélection des personnes. Mais ni dans l’entreprise O., ni aucune autre, la plupart des employés n’accomplissent de tâches qui requièrent une personnalité, ni même les caractéristiques particulières d’une personnalité, encore moins « la bonne personne » ! Les postes ne sont justement pas des professions qui correspondraient à de prétendues personnalités, ce sont des postes qui dans l’entreprise sont définis en fonction des exigences du processus de production et de distribution. Ce n’est que dans les strates supérieures de la hiérarchie sociale qu’apparaît la véritable personnalité, laquelle n’est certainement plus exposée à la pression des tests.
« Nous conduisons une politique de personnel énergique », m’explique le responsable du service du personnel d’un grand établissement bancaire, « imposée par les graves difficultés que connaît l’économie. C’est comme dans l’agriculture, il faut passer de l’exploitation extensive d’autrefois à une exploitation intensive. » L’application de ce principe en agriculture a-t-elle été couronnée de succès, voilà qui reste à établir. C’est largement à cette exigence d’intensification que sont dus les efforts de la plupart des grandes entreprises pour faire de la masse de ses employés une communnauté attachée à l’entreprise et ne faisant qu’un avec elle.
Siegfried Kracauer, Les employés, 1929 (traduction de Claude Orsoni),
d’abord publié en feuilleton dans le Frankfurter Zeitung
n°382