M. Richard Rivière et M. Prosper Lefèbvre, chacun dans sa partie, tenait son rôle pour le premier. L’un dirigeait « Le Meilleur Orchestre » et l’autre projetait « Les plus Beaux Films » au Ciné-Moka de Limoges. Ils avaient surtout l’art de se mépriser.
Le chef d’orchestre arrivait tous les soirs au dernier moment pour la séance de 8 h 30. Il stationnait sa Renault Torpedo devant le cinéma, qu’elle fût bien en vue et faisait son entrée par la salle, pour qu’il fût bien en vue. Il s’appliquait à ce que toutes les têtes se retournassent, surtout celles qui s’habillaient aux Dames Françaises, alors que les musiciens étaient déjà dans la fosse à s’accorder en grinçant. Richard Rivière avait fait ses classes d’orchestre et de composition au Conservatoire sous la férule de Jules Massenet avant de diriger sempiternellement les mêmes scies des Strauss et de Waldteufel à Plombières, puis à Molitg-les-Bains, pour les asthmatiques et les rhumatisants. Diriger un orchestre de cinéma était un choix, affirmait-il avec superbe. Il pouvait enfin faire de la musique comme il l’entendait. Charlot l’ennuyait, certes, un piano eût suffi à accompagner ses gesticulations, mais il avait des compensations comme toute cette semaine d’octobre où il pouvait enfin se confronter à Wagner avec qui il partageait le prénom (quand il partageait son nom avec le vieux Bach). La Mort de Siegfried était programmée, une superproduction tirée de la légende des Nibelungen comme le disait le programme à l’intention des ignares. Jouer Wagner avec douze musiciens était une gageure, des musiciens pas fameux de surcroît mis à part la harpiste qui avait de jolis bras. Afin de ne pas ronger son frein pendant les actualités, le documentaire sur la fabrication d’une automobile et le deuxième épisode de La Justicière (une sottise injustifiable), Richard Rivière avait prévu d’y inclure en filigrane l’ouverture de Siegfried, comme les petits cailloux mènent à la montagne.
L’opérateur arrivait au Ciné-Moka par la petite porte latérale, une heure à l’avance, où il laissait sa bicyclette et sa fiancée Francette — elle tenait la caisse et vendait des friandises à l’entracte — et grimpait dans sa cabine, comme un marin grimperait à son mât pour envoyer la voilure. Prosper Lefèbvre avait vue sur l’orchestre qui s’accordait en grinçant. Ce moment musical était son préféré. Il ne supportait pas dès que Rivière s’en mêlait.
Il envoya la première partie avec les actualités (encore la Croisière noire, encore Mussolini, encore les troubles au Maroc, encore la victoire de Lacoste sur Borotra), le documentaire (encore des automobiles) et La Justicière (encore la victoire du bien). Pour une fois, il écouta sans déplaisir les efforts de l’orchestre, particulièrement pour imiter le son des balles de Lacoste et de Borotra tout en citant quelques mesures de l’ouverture de Siegfried. Il fallait convenir que Rivière n’était pas si mauvais musicien même si sa gestique amphigourique était grotesque. À l’entracte, avant de charger la première bobine, il admira les glissements de Francette de rang en rang. Il attendit que le maître ordonnât la première attaque pour lancer la bobine. Richard Rivière, totalement consacré à son tête-à-tête avec Wagner, ne s’aperçut pas tout de suite d’un petit détail non négligeable.
Prosper, alors que Lacoste sautait par-dessus le filet pour serrer la main de Borotra, entre mousquetaires, avait reçu un petit bleu du directeur « retenu à Toulouse avec Siegfried et Brunhild stop faites de votre mieux ».
Le public pouvait lire sur les tickets que la direction se réservait le droit de changer de programme en cas de force majeure. D’ailleurs personne ne râla. C’était un film allemand après tout. Richard Rivière développa les thèmes wagnériens pendant deux heures trente-quatre minutes. Qu’importe que ce fût sur les images de Madame Sans-Gêne.
La Bachellerie, le 28 août 2008