Th. Th. Heine, Simplicissimus, 1930 |
« Le cinéma parlant ne renforce pas le moins du monde l’illusion que les ombres mobiles sont des êtres humains, mais convainc bien plutôt du fait qu’elles sont des ombres. La voix provient pour ainsi dire d’une autre dimension, laquelle est plus proche de nous autres, les spectateurs vivants. La voix humaine semble être une manifestation très corporelle, plus corporelle que le corps dont elle émane. La voix du chanteur dans la salle de concert recouvre, enveloppe, et même supplante parfois la présence physique du chanteur. L’être humain parlant est déjà à lui seul une existence corporelle double. Souvent, celui qui se taisait se métamorphose radicalement dès qu’il commence à parler. Ce que nous entendons de sa part transforme l’impression que nous avions de lui tant que nous nous contentions de le voir. La voix “nous touche de plus près”. Elle semble nous être plus immédiatement proche que le visage ou la main immobile. Oui, la voix est un contact corporel direct. Il ne sert pas à grand-chose que dans le cinéma parlant les mouvements des lèvres, des muscles du visage, des mains coïncident parfaitement avec les sons entendus. On pourrait même dire : plus l’articulation visible est exacte, plus nette est l’impression de voir une ombre articuler, plus grande est la distance entre l’immédiateté des sons entendus et la consistance ombreuse des mouvements simultanés.
La voix a certes été “captée” comme l’ont été les gestes de l’acteur vivant. Mais dans la mesure où la voix originale était déjà plus directe que le corps original, l’effet de la voix “captée” est d’autant plus immédiat. Elle bénéficie de la disposition dans laquelle nous sommes habituellement de nous “représenter” le locuteur (le chanteur) à peine nous entendons sa voix (au téléphone ou par le biais du Gramophone) ; de presque voir l’éclair à peine nous entendons le tonnerre ; de cette aptitude naturelle donc, en fonction de laquelle l’ouïe déclenche la “faculté de représentation” visuelle, plus fort et plus vite que n’importe quel autre sens.
Dans le cinéma parlant, la voix semble par conséquent plus proche que la photographie, que la photographie animée. Elle remplit tout l’espace, touche physiquement chacun des spectateurs, parvient de manière presque uniforme à chaque endroit de la salle. L’image reste enchaînée à l’écran, emprisonnée dans sa bidimentionnalité. Quand la voix faisait encore défaut à l’image, quand seule la musique accompagnait encore ses mouvements, le dynamisme de l’image stimulait tant notre “faculté de représentation” que nous ajoutions de nous-mêmes la troisième dimension manquante à l’ombre, que nous “la concevions par la pensée”. Désormais, ce n’est pas la voix qui semble accompagner le mouvement, mais, au contraire, c’est le mouvement des ombres qui semble accompagner les modulations de la voix. Et c’est seulement maintenant que nous avons le cinéma parlant que nous savons combien le cinéma doit à la musique d’accompagnement. Non seulement elle rend la voix superflue, mais (de concert avec notre imagination) elle remplace pour ainsi dire la troisième dimension — parce qu’elle est venue d’un “autre” monde pour soutenir un monde proche. Un monde proche, et pourtant étranger. La musique d’accompagnement vient donc en quelque sorte d’un monde tellement étranger qu’elle ne peut effectivement faire autre chose qu’accompagner et qu’elle demeure la fonction la plus importante du dynamisme et de la capacité d’illusion de l’ombre. La voix en revanche est la concurrente victorieuse de l’image.
Occasionnellement seulement, l’impression de l’image parlante parvient à être aussi immédiate que celle de sa voix : c’est le cas par exemple du “gros plan”. Mais il faut que l’image d’une bouche en train de parler occupe une partie très importante de la surface de l’écran pour être capable de concurrencer ses propres sons. Que l’on observe par exemple dans le cinéma parlant une séquence montrant une voiture en train de rouler, et que l’on compare le spectacle des roues et le bruit des roues en train de rouler. Ce dernier semble être dissocié des roues, parce que l’on ne voit pas là les mouvements d’articulation. Les roues passent silencieusement sur l’écran, comme dans le cinéma muet. Le bruit des roues en train de rouler se superpose à l’image, il ne provient pas de l’image. L’oreille du spectateur devient plus sensible que son œil. Comparée au vacarme assourdissant, suggestif, la force de suggestion de la rotation visible devient insignifiant. Le bruit se manifeste physiquement, le mouvement de rotation ne parvient pas à susciter l’illusion.
Voilà donc une question pleinement actuelle : que doit faire le cinéma pour rendre l’image aussi suggestive que sa composante acoustique ?
Le “cinéma”, l’image animée, ne tire, ainsi que nous l’avons vu, nul bénéfice du “son” simultanément enregistré et reproduit, le son affaiblit bien plutôt l’effet de l’image. La production de l’image animée ne peut donc rien attendre de cette nouvelle invention. L’image devra tenter d’atteindre de manière autonome une perfection qui lui permettra d’entrer véritablement en concurrence, c’est-à-dire en coïncidence avec sa propre composante accoustique. Peut-être le temps est-il venu pour le peintre de commencer à remplacer le photographe. Ou, plus exactement, pour la photographie d’emprunter à l’“art” son efficacité expressive physique. »
Frankfurter Zeitung, 6 mai 1929
(traduction Stéphane Pesnel, extrait du Cabinet des figures de cire, Seuil)
Olaf Gulbransson, Simplicissimus, 8 juin 1931 |
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