Lucas Nine, in Los Inrockuptibles (Argentine), 2011 |
« — Du vin, du sang ; du sang, du vin ! Dans les cimetières d’Aisne-Marne, Oise-Aisne, Meuse-Argonne, de la Somme, de Suresne, de Saint-Mihiel et des Flandres, j’ai engrangé les vendanges de la mort. Plus de trente mille cadavres reposent dans les prairies en fleurs, pétales de chair déchiquetée par les shrapnels et la mitraille. (…)
Il n’est pas juste que la semence pernicieuse de Nabuchodonosor ou d’Alexandre continue de polliniser encore de nos jours, alors même qu’on exige de l’épi d’avoine qu’il ait un pedigree ! Les foules exultantes de patriotisme, les vertes prairies de cuivre émaillé ne sont qu’indignes camouflages ! Et pendant ce temps, les Maxim Vickers, Armstrong et autres marchands de canons veillent au grain. Ce sont les premiers à effacer les traces du crime, en labourant encore et toujours la surface de la terre et les tissus de la conscience… la nature ment, les ventres mentent, les esprits mentent. Toutes les belles devises : paix, travail, harmonie resteront à jamais otages de leur soif d’extermination. Je les ai entendus proférer leurs félonies de mes propres oreilles. J’étais à Château-Thierry, moi, sur la fameuse Côte 204, le gigantesque ossuaire de trente mille soldats américains. Là-bas, depuis le petit temple élevé à la mémoire du massacre, ces messieurs du conseil d’administration de la Bethlehem Steel Company et de Creusot Schneider nous ont resservi la fable de l’amour de la patrie et de la grandeur du sacrifice pendant que leurs agents vendaient subrepticement des armes à l’ennemi potentiel et déposaient des brevets. L’industrie d’abord ; le reste ensuite… et voilà qu’ils continuent leur desseins perfides en labourant les charniers et en décernant des médailles. (…) »
Op Oloop (1934), Juan Filloy (1894-2000), traduit de l’espagnol (Argentine) par Céleste Desoille (éd. Monsieur Toussaint Louverture)
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